Kévin Subileau

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Fumer tue

Aujourd'hui, je vous propose un article un peu original par rapport à ce que je fais d'habitude ici, disons qu'il s'agit d'un article "hors-série". En effet, il s'agit d'une nouvelle que j'ai rédigée il y a quelques mois dans le cadre d'un concours étudiant organisé par mon université.

Je ne voue pas un grand intérêt à la littérature généralement, mais vu que j'ai reçu quelques critiques positives de la part de personnes plus imprégnées de cet art, et plutôt que de laisser jaunir ce papier au milieu de mes archives scolaires, j'ai décidé de partager cette nouvelle avec vous :D !

Je vous laisse donc découvrir ce récit, intitulé Fumer tue, que je publie sous licence Creative Commons BY-NC-ND.


Fumer tue

Cela fait longtemps que Vittoria et Gloria, les deux jumelles de la ville, tentent d’arrêter de fumer. Jusqu’alors, elles ont toujours rechutées après quelques jours d’interruption. Mais en ce soir de 1933, c’est certain, c’est la dernière. Leurs comptes en banque étant au plus bas, c’est principalement l’augmentation incessante des prix en cette période de crise qui les y a contraintes. La fumée intoxicante importunait aussi de plus en plus les voisins, qui ne manquaient pas une occasion de s’en plaindre. Ils se réjouiront sans doute de cet arrêt définitif.Mais pour moi comme pour plusieurs centaines d’autres personnes, cette soirée marque surtout le début d’une grande dépression. La belle époque est terminée et nous sommes finalement arrivés à ce jour maudit que j’avais noirci au feutre sur le calendrier, dans l’illusion de pouvoir ainsi le faire disparaitre de ma vie.

Sur la plus grande place de la ville, je rejoins Paolo, un de mes meilleurs amis. Une amitié née du partage de nos longues années de dur labeur en tant qu’ouvrier de la seule usine de la ville. C’est là où je l’ai rencontré : nous avons été recrutés le même jour, quelques semaines après l’inauguration, initialement en tant que stagiaire, puis finalement en CDI. C’est aussi là où nous avons passé le plus de temps ensemble.

Tout comme ce soir, nous avons l’habitude de nous retrouver sur cette place chaque vendredi, après le travail et avant le week-end. Nous aimons particulièrement contempler le coucher de soleil sur la ville, assis sur le banc devant la statue d’Adolfo Mitale. Généralement, nous partageons aussi un café et une cigarette au bar de la place. Mais en ce soir de 1933, c’est certain, c’est la dernière. Aujourd’hui, nous sommes lundi, et si nous n’avons pas attendu vendredi pour nous retrouver, c’est parce qu’il n’y aura plus de vendredi ensemble.

Malheureusement, le lundi est aussi le jour de fermeture du bar. Pas de café ce soir donc. Nous nous installons finalement sur le banc de la place pour partager cette dernière cigarette. Nous discutons un peu, mais ce soir, le cœur n’y est pas. Après tout, les mots sont inutiles, nos regards inondés l’un envers l’autre dise tout.

Ce soir, le coucher de soleil est étrange. Comme un symbole, le ciel est aussi noir que ce jour sur mon calendrier. C’est à peine si l’on distingue les dernières fumées des cheminées rouges de l’usine. Seul un fin liseré couvre l’horizon, dont la teinte dorée me rappelle les petits traits qui séparent les jours de mon calendrier.

Nos regards ne cessent de se croiser. Je sais que nous pensons à la même chose. Les souvenirs resurgissent, surtout les mauvais. La misère d’après-guerre que nous avons vécu. Les difficultés à trouver un emploi dans une ville ravagée et désertée et les longues années de chômage. C’est la construction de la sidérurgie qui a sorti la ville de sa torpeur et offert un peu de travail aux quelques habitants restants, nous deux compris. C’est cette providence qui a motivé les habitants à ériger cette statue en l’honneur du directeur. Nous étions tous si heureux d’avoir retrouvé du travail que nous avons même baptisé les deux cheminées de l’usine Vittoria et Gloria, des prénoms latins signifiants victoire et gloire.

Les voilà bien mal nommées désormais. Elles crachent leurs derniers souffles noirs ce soir, et nous voici à nouveau au chômage dans une ville mourante. Retour à la case départ ! Les multiples grèves entrelacées dans les périodes de chômage partiel n’y auront rien fait… Paolo a préféré partir, en espérant trouver du travail loin d’ici. Mais pour moi, cet espoir est vain. Ici ou ailleurs, en pleine crise économique et proche de la retraite, plus personne ne voudra de moi.

Le train que doit prendre Paolo arrive. Je ne le reverrai sans doute plus jamais. Je n’aurais ni la force ni les moyens d’aller le retrouver. Sur la place et le cœur lourd, je serre une dernière fois la main de mon ami avant de nous quitter. C’est alors que j’aperçois Adolfo Mitale, le directeur, s’approcher de son reflet de pierre avec sa sacoche sous le bras. Elle contient sans doute les quelques billets qu’il restait dans la caisse des hauts-fourneaux ! Que vient-il faire ici ? Il me regarde. Compte-t-il que j’aille lui dire merci ?! Sans vergogne, il a fait cesser de fumer les deux cheminées qu’il a construites, en nous mettant au passage tous au chômage !

Le train à vapeur quitte la ville en emportant tous ceux qui, comme mon ami, ont eu la force d’aller chercher du travail ailleurs. Pour lui aussi, c’est peut-être sa dernière fumée : la Ferrovie dello Stato souhaite le remplacer par un train électrique.

Mais en ce soir du lundi 30 janvier 1933, quelque chose me dit que ce n’est pas la dernière crise, c’est certain. L’Histoire n’est-elle qu’un éternel recommencement ?


Voilà, j'espère que vous avez remarqué toutes les petites références dissimulées :D . N'hésitez pas à déposer votre commentaire pour me dire ce que vous en avez pensé ! Si vous le souhaitez, vous pouvez également télécharger cette nouvelle au format PDF ici-même.

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